mardi 14 juillet 2015

[Critique] Sorcerer (Le convoi de la peur), de William Friedkin - 1977


Réalisateur : William Friedkin

Scénariste : Walon Green
D'après : "Le salaire de la peur" de Georges Arnaud

Avec : Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou, Francesco Rabal

Directeurs de la photographie : Dick Bush, John M. Stephens

Compositeur : Tangerine Dream 

Monteurs : Bud Smith, Robert K. Lambert 
Genre : Aventure

Nationalité : États-Unis 

Durée : 2h01 

Date de sortie :1977, ressortie en version restaurée le 15 juillet 2015 

Synopsis : Quatre étrangers de nationalités différentes, chacun recherché dans son pays, s'associent pour conduire un chargement de nitroglycérine à travers la jungle sud-américaine…
Un voyage au coeur des ténèbres…


A l'occasion de la ressortie de Sorcerer par La Rabbia, j'en profite pour remettre à jour une ancienne critique de cette version restaurée, rédigée alors qu'elle avait été présentée à la Cinémathèque française au festival Toute la mémoire du monde. En parallèle, je vous invite à consulter l'excellente critique de Nicolas Gilli pour Filmosphere ainsi que, bien entendu, la (passionnante) interview réalisée par mes soins toujours sur Filmosphere et mon intervention au sujet du film dans le FDBF de ce mois-ci.

"VOYAGE AU BOUT DU STYX"


« En 1977, s’exprime notre ami Billy, les gens avaient un choix à faire, ils avaient deux possibilités. Soit ils allaient voir Star Wars, soit ils allaient voir Sorcerer (Le Convoi de la Peur). Évidemment, qui avait envie de voir un film aussi déprimant et noir que Sorcerer ? Même moi il me déprime ! ». De ces mots marqués par une certaine légèreté, William Friedkin esquisse un tournant majeur de l’histoire du cinéma américain dans lequel son chef-d’œuvre maudit est impliqué : le crépuscule du Nouvel Hollywood. Retour sur ce véritable (et littéral) voyage au bout de l’Enfer qu’est Le Convoi de la Peur, ressuscité aujourd'hui en salle par La Rabbia sous son titre original.

Au milieu des années 70, William Friedkin est le patron d’Hollywood. Les succès consécutifs, artistiques et commerciaux, de French Connection et de L’Exorciste lui permettent d’envisager n’importe quel projet. Friedkin jette son dévolu sur le roman de Georges Arnaud, Le Salaire de la Peur, préalablement adapté au cinéma dans le chef-d’œuvre éponyme d’Henri-Georges Clouzot. Bien qu’évidemment profondément influencé par le cinéma français, sa vision du projet est fixe : son film ne sera pas un simple remake du Clouzot, mais bel et bien une nouvelle adaptation. Une nuance minime mais qui néanmoins s’avère finalement vitale à la compréhension de Sorcerer et à la complémentarité qu’il forme avec la vision du grand cinéaste français.

Deux studios majors s’associent sur le film : Paramount et Universal. Friedkin s’entoure d’un casting impressionnant : Steve McQueen, Lino Ventura et Marcello Mastroianni. On en arrive à un tel point où finalement, la production se retrouve confrontée à un premier problème : l’égo de son propre auteur. Par la suite, on comprendra que l'égo, finalement, demeure le point central du film de Friedkin. Par orgueil, ainsi que des suites de divers problèmes, Friedkin perd son casting (je vous invite à consulter sa masterclass de la Cinémathèque française à ce propos). Finalement, c’est avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou et Fransesco Rabal que le réalisateur se lance dans un tournage homérique… Naît de tout ce chaos Sorcerer, entreprise trop invraisemblable et démesurée pour que tout se déroule comme prévu.

Comme toujours chez William Friedkin, on assiste à un cinéma de personnages. Plus que jamais, ici, c’est un esprit de fresque(s) qui est installé : compte-tenu du format du film, rarement un prologue n’aura été aussi long et aussi varié. Quatre chapitres décrivent les mésaventures des protagonistes qui les ont inéluctablement conduit à se retrouver plus tard dans un village perdu et oublié de l’Amérique du Sud. On est peut-être en présence du pan cinématographique le plus synthétique de la carrière de Friedkin, passée comme future. Un chapitre sur le gangstérisme new-yorkais reprend le canon de French Connection, un en Israël développe plus que jamais l’approche documentaire du cinéaste (et préfigure totalement, par ailleurs, Munich de Steven Spielberg), un évoque le cinéma français (de Clouzot à Verneuil) et un, plus court, le premier, décrit quasiment le thriller sobre des années 70, mettant en scène un assassinat en Amérique du Sud.

Derrière ce long prologue, aucune gratuité ne règne : tout sert la caractérisation des personnages. Impossible pour Friedkin et Walon Green, le scénariste (auteur notamment du script de La horde sauvage), de concevoir la descente aux Enfers qu’ils vont vivre sans comprendre un minimum les enjeux et sensibilités de chacun. Un travail de caractérisation qui ne manque pas de rappeler celui opéré par le scénariste John Milius sur Apocalypse Now, sorti deux ans plus tard ou encore la longue caractérisation des personnages dans Das Boot. Continuellement des films qui évoquent une longue et tragique remontée métaphorique du Styx. Si le film de Friedkin est certes plus court que les chefs-d’œuvre de Coppola ou Petersen, son turbulent voyage est tout aussi dense, et requiert alors la même profondeur des personnages, les mêmes méandres de leur instable psychologie dans lesquels on est susceptible de se perdre.

Tous les éléments se mettent en place pour relier le destin des personnages à travers ce fameux périple, mettant en scène deux nouveaux personnages : deux camions chargés de nitroglycérine, dont un nommé Sorcerer, baptisant de la sorte le film avec un trait de mysticisme bienvenu. Dans l’univers de William Friedkin, aux allures parfois shamaniques, les engins démoniaques de Sorcerer figurent probablement parmi les symboles les plus représentatifs. Il hérite quelque part d’un autre cinéaste de sa génération, un certain Steven Spielberg, qui avait capté six  ans plus tôt la bestialité de la machine dans son premier film, Duel. Ici, le paroxysme est atteint ; la machine est. Deux démons mécaniques sont ainsi lancés dans la forêt amazonienne, elle-même dernier personnage de l'aventure, ogre glouton qui ingère tous les autres protagonistes.

Dès lors, l’identité du film s’articule autour d’une ambiguïté, une frontière extrêmement mince séparant le film d’aventure et le film fantastique, là où la version de Clouzot était parfaitement ancrée dans un seul genre. Lorsque le fantastique est traité avec une approche formelle réaliste, il n’en est que plus terrifiant : aussi surréalistes soient les situations auxquelles sont confrontés nos personnages (pensons à la légendaire séquence du pont, une scène de suspens gravée à jamais dans les annales du genre), les répercussions n’en sont que plus concrètes, physiques. L’homme est déchu progressivement au cours de l’avancement de l’intrigue, jusqu’à se retrouver perdu dans un paysage lunaire au sein d’une des passages les plus déroutants du cinéma américain des années 70, rappelant dans son montage bien des essais de l’expérimentalisme d’alors. Sa marque de fabrique dans le montage est également toujours présente, ces flashs en cut très rapides, empruntés chez Richard Fleischer dans L’étrangleur de Boston, l’ayant lui-même emprunté à un autre auteur cher à Friedkin, Alain Resnais, dans Hiroshima mon amour.
 
Afin de porter à l’écran toute l’essence de son métrage, Friedkin emploie tous les outils cinématographiques à sa disposition et les pousse dans leurs derniers retranchements. Il porte jusque dans l’image les contradictions qui déterminent sa propre identité : en forêt, la rugosité de son style de captation s’oppose finalement au traitement photographique la mettant en valeur, fascinante comme jamais. Tout comme dans L’Exorciste, Friedkin s’amuse à jouer avec la fascination du spectateur pour le Mal et ce qu’il évoque porté à l’écran. Il nous fait nous intriguer sur cette partition signée Tangerine Dream s’inscrivant dans un registre musical encore peu défini au cinéma : l’électronique, avant la vague plus populaire amenée par Vangelis et Giorgio Moroder. Tangerine Dream affirme un style définitivement hypnotisant dans son surréalisme sonore que l'on retrouvera finalement plus tard dans La Forteresse Noire de Michael Mann (des travaux bien éloignés de la catastrophe musicale commise dans le montage américain de Legend par le même groupe, d'ailleurs). Dans la continuité de L’Exorciste, Sorcerer présente par ailleurs un des travaux sonores les plus remarquables de son temps, parachevant l’expérience sensitive que représente le film.

On le sait, le cinéma de William Friedkin s’articule également autour d’une grande loterie de la mort (qu’on observe dans French Connection, Police Fédérale Los Angeles et bien d’autres) qui rend incertaine l’issue des protagonistes. Évidemment, Friedkin y prend un malin plaisir et pousse ses acteurs au bout pour façonner l’empathie du spectateur. Tous, sans exception, tutoient le sommet de leur carrière. Quand bien même on a connu Bruno Cremer dans des rôles de baroudeurs tels celui dans La 317ème Section ou de personnages ambivalents comme dans Le bon et les méchants (film dans lequel Friedkin l'a découvert), qui aurait cru voir un jour l'acteur français de la sorte ? C’est peut-être à nouveau là que la caractérisation du début prend tout son sens pour casser cette image plus tard. Tel Werner Herzog sur Aguirre, la Colère de Dieu, on ressent l’obsession du directeur d’acteur derrière la caméra cherchant les limites de ses comédiens (et plus généralement, celles de toute son équipe). Plus sagement, Friedkin nous a par ailleurs confessé « plus jamais je ne ferai ça, c’était de la folie ! ».

Bien des éléments font que Sorcerer est une expérience cinématographique à voir au moins une fois dans sa vie, si possible en salle puisque désormais nous en avons la possibilité. Il synthétise l’esprit complexe et rotor de son auteur de la même manière que le cinéma nihiliste de son temps. Après toutes ces années passées dans l’oubli, Sorcerer fait sans doute partie de ces grands films réhabilités, à voir et à revoir, où tout reste encore à dire, tant nous n’avons encore fini de sonder le film comme lui-même nous sonde. Fascinant autant traumatisant.

Fiche Cinelounge