Réalisateur : William Friedkin
Scénariste : Walon Green
D'après : "Le salaire de la peur" de Georges Arnaud
Directeurs de la photographie : Dick Bush, John M. Stephens
Compositeur : Tangerine Dream
Monteurs : Bud Smith, Robert K. Lambert
Avec : Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou, Francesco Rabal
Directeurs de la photographie : Dick Bush, John M. Stephens
Compositeur : Tangerine Dream
Monteurs : Bud Smith, Robert K. Lambert
Nationalité : États-Unis
Durée : 2h01
Date de sortie :1977, ressortie en version restaurée le 15 juillet 2015
Synopsis : Quatre étrangers de nationalités différentes, chacun recherché
dans son pays, s'associent pour conduire un chargement de nitroglycérine
à travers la jungle sud-américaine…
Un voyage au coeur des ténèbres…
Un voyage au coeur des ténèbres…
A l'occasion de la ressortie de Sorcerer par La Rabbia, j'en profite pour remettre à jour une ancienne critique de cette version restaurée, rédigée alors qu'elle avait été présentée à la Cinémathèque française au festival Toute la mémoire du monde. En parallèle, je vous invite à consulter l'excellente critique de Nicolas Gilli pour Filmosphere ainsi que, bien entendu, la (passionnante) interview réalisée par mes soins toujours sur Filmosphere et mon intervention au sujet du film dans le FDBF de ce mois-ci.
"VOYAGE AU BOUT DU STYX"
« En 1977, s’exprime notre ami Billy, les gens avaient un choix à
faire, ils avaient deux possibilités. Soit ils allaient voir Star Wars,
soit ils allaient voir Sorcerer (Le Convoi de la Peur). Évidemment, qui
avait envie de voir un film aussi déprimant et noir que Sorcerer ? Même
moi il me déprime ! ». De ces mots marqués par une certaine légèreté,
William Friedkin esquisse un tournant majeur de l’histoire du cinéma
américain dans lequel son chef-d’œuvre maudit est impliqué : le
crépuscule du Nouvel Hollywood. Retour sur ce véritable (et littéral)
voyage au bout de l’Enfer qu’est Le Convoi de la Peur, ressuscité aujourd'hui en salle par La Rabbia sous son titre original.
Au milieu des années 70, William Friedkin est le patron d’Hollywood.
Les succès consécutifs, artistiques et commerciaux, de French Connection
et de L’Exorciste lui permettent d’envisager n’importe quel projet.
Friedkin jette son dévolu sur le roman de Georges Arnaud, Le Salaire de
la Peur, préalablement adapté au cinéma dans le chef-d’œuvre éponyme
d’Henri-Georges Clouzot. Bien qu’évidemment profondément influencé par
le cinéma français, sa vision du projet est fixe : son film ne sera pas
un simple remake du Clouzot, mais bel et bien une nouvelle adaptation.
Une nuance minime mais qui néanmoins s’avère finalement vitale à la
compréhension de Sorcerer et à la complémentarité qu’il forme
avec la vision du grand cinéaste français.
Deux studios majors s’associent sur le film : Paramount et Universal.
Friedkin s’entoure d’un casting impressionnant : Steve McQueen, Lino
Ventura et Marcello Mastroianni. On en arrive à un tel point où
finalement, la production se retrouve confrontée à un premier problème :
l’égo de son propre auteur. Par la suite, on comprendra que l'égo, finalement, demeure le point central du film de Friedkin. Par orgueil, ainsi que des suites de divers
problèmes, Friedkin perd son casting (je vous invite à consulter sa masterclass de la Cinémathèque française à ce propos). Finalement,
c’est avec Roy Scheider, Bruno Cremer, Amidou et Fransesco Rabal que le
réalisateur se lance dans un tournage homérique… Naît de tout ce chaos Sorcerer, entreprise trop invraisemblable et démesurée pour que tout se déroule comme prévu.
Comme toujours chez William Friedkin, on assiste à un cinéma de
personnages. Plus que jamais, ici, c’est un esprit de fresque(s) qui est
installé : compte-tenu du format du film, rarement un prologue n’aura
été aussi long et aussi varié. Quatre chapitres décrivent les
mésaventures des protagonistes qui les ont inéluctablement conduit à se
retrouver plus tard dans un village perdu et oublié de l’Amérique du Sud. On est
peut-être en présence du pan cinématographique le plus synthétique de la
carrière de Friedkin, passée comme future. Un chapitre sur le
gangstérisme new-yorkais reprend le canon de French Connection, un en
Israël développe plus que jamais l’approche documentaire du cinéaste (et
préfigure totalement, par ailleurs, Munich de Steven Spielberg), un
évoque le cinéma français (de Clouzot à Verneuil) et un, plus court, le premier, décrit quasiment le
thriller sobre des années 70, mettant en scène un assassinat en Amérique
du Sud.
Derrière ce long prologue, aucune gratuité ne règne : tout sert la
caractérisation des personnages. Impossible pour Friedkin et Walon
Green, le scénariste (auteur notamment du script de La horde sauvage), de concevoir la descente aux Enfers qu’ils vont
vivre sans comprendre un minimum les enjeux et sensibilités de chacun.
Un travail de caractérisation qui ne manque pas de rappeler celui opéré
par le scénariste John Milius sur Apocalypse Now, sorti deux ans plus
tard ou encore la longue caractérisation des personnages dans Das Boot.
Continuellement des films qui évoquent une longue et tragique remontée
métaphorique du Styx. Si le film de Friedkin est certes plus court que les chefs-d’œuvre de Coppola ou Petersen, son turbulent voyage est tout aussi dense, et requiert alors la même profondeur des personnages, les mêmes méandres de leur instable psychologie dans lesquels on est susceptible de se perdre.
Tous les éléments se mettent en place pour relier le destin des
personnages à travers ce fameux périple, mettant en scène deux nouveaux
personnages : deux camions chargés de nitroglycérine, dont un nommé
Sorcerer, baptisant de la sorte le film avec un trait de mysticisme bienvenu. Dans l’univers de William Friedkin, aux allures parfois
shamaniques, les engins démoniaques de Sorcerer figurent probablement parmi
les symboles les plus représentatifs. Il hérite quelque part d’un autre
cinéaste de sa génération, un certain Steven Spielberg, qui avait capté six ans plus tôt la bestialité de la machine dans son premier film, Duel.
Ici, le paroxysme est atteint ; la machine est. Deux démons mécaniques
sont ainsi lancés dans la forêt amazonienne, elle-même dernier personnage de l'aventure, ogre glouton qui ingère tous les autres protagonistes.
Dès lors, l’identité du film s’articule autour d’une ambiguïté, une
frontière extrêmement mince séparant le film d’aventure et le film
fantastique, là où la version de Clouzot était parfaitement ancrée dans
un seul genre. Lorsque le fantastique est traité avec une approche
formelle réaliste, il n’en est que plus terrifiant : aussi surréalistes
soient les situations auxquelles sont confrontés nos personnages
(pensons à la légendaire séquence du pont, une scène de suspens
gravée à jamais dans les annales du genre), les répercussions n’en sont
que plus concrètes, physiques. L’homme est déchu progressivement au
cours de l’avancement de l’intrigue, jusqu’à se retrouver perdu dans un
paysage lunaire au sein d’une des passages les plus déroutants du
cinéma américain des années 70, rappelant dans son montage bien des
essais de l’expérimentalisme d’alors. Sa marque de fabrique dans le
montage est également toujours présente, ces flashs en cut très rapides,
empruntés chez Richard Fleischer dans L’étrangleur de Boston, l’ayant
lui-même emprunté à un autre auteur cher à Friedkin, Alain Resnais, dans
Hiroshima mon amour.
Afin de porter à l’écran toute l’essence de son métrage, Friedkin
emploie tous les outils cinématographiques à sa disposition et les
pousse dans leurs derniers retranchements. Il porte jusque dans l’image
les contradictions qui déterminent sa propre identité : en forêt, la
rugosité de son style de captation s’oppose finalement au traitement
photographique la mettant en valeur, fascinante comme jamais. Tout comme
dans L’Exorciste, Friedkin s’amuse à jouer avec la fascination du
spectateur pour le Mal et ce qu’il évoque porté à l’écran. Il nous fait
nous intriguer sur cette partition signée Tangerine Dream s’inscrivant
dans un registre musical encore peu défini au cinéma : l’électronique,
avant la vague plus populaire amenée par Vangelis et Giorgio Moroder. Tangerine Dream affirme un style
définitivement hypnotisant dans son surréalisme sonore que l'on retrouvera
finalement plus tard dans La Forteresse Noire de Michael Mann (des travaux bien éloignés
de la catastrophe musicale commise dans le montage américain de Legend par le même groupe, d'ailleurs). Dans la continuité de L’Exorciste, Sorcerer présente par
ailleurs un des travaux sonores les plus remarquables de son temps,
parachevant l’expérience sensitive que représente le film.
On le sait, le cinéma de William Friedkin s’articule également autour
d’une grande loterie de la mort (qu’on observe dans French Connection,
Police Fédérale Los Angeles et bien d’autres) qui rend incertaine
l’issue des protagonistes. Évidemment, Friedkin y prend un malin plaisir
et pousse ses acteurs au bout pour façonner l’empathie du spectateur.
Tous, sans exception, tutoient le sommet de leur carrière. Quand bien même on a connu Bruno Cremer dans des rôles de baroudeurs tels celui dans La 317ème Section ou de personnages ambivalents comme dans Le bon et les méchants (film dans lequel Friedkin l'a découvert), qui aurait cru voir un jour l'acteur français de la sorte ? C’est peut-être à nouveau là que la
caractérisation du début prend tout son sens pour casser cette image
plus tard. Tel Werner Herzog sur Aguirre, la Colère de Dieu, on ressent
l’obsession du directeur d’acteur derrière la caméra cherchant les
limites de ses comédiens (et plus généralement, celles de toute son
équipe). Plus sagement, Friedkin nous a par ailleurs confessé « plus
jamais je ne ferai ça, c’était de la folie ! ».
Bien des éléments font que Sorcerer est une expérience cinématographique à
voir au moins une fois dans sa vie, si possible en salle puisque désormais nous en avons la possibilité. Il synthétise l’esprit complexe et
rotor de son auteur de la même manière que le cinéma nihiliste de son
temps. Après toutes ces années passées dans l’oubli, Sorcerer fait sans doute partie de ces grands films réhabilités, à voir et à revoir, où tout reste encore
à dire, tant nous n’avons encore fini de sonder le film comme lui-même
nous sonde. Fascinant autant traumatisant.
Fiche Cinelounge
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